"CORPS-NUDS
On conviendra que le nom de
Corps-Nuds, tel qu'officiellement il est orthographié éveille dans l'esprit des voyageurs et des touristes d"étranges images. Une pareille déformation de l'appellation primitive porterait à croire qu'on est transporté tout à coup chez des indigènes de l'Afrique centrale, sur les bords du lac Nyanza. Pourtant cette localité, élégamment située au sommet d'une mamelon, d'où elle domine les alentours, n'a rien de sauvage ni dans les moeurs, ni dans les usages. Il n'y a que l'enseigne qui trompe : elle est le fait d'un scribe du Moyen-Age, facétieux ou ignorant, auteur de mauvais calembour que la routine officielle a trop fidèlement copié.
Corps-Nuds est une des localités de la Haute-Bretagne les plus anciennement connues et habitées. Grégoire de Tours la mentionne pour situer le théâtre de la bataille de 575 entre les Bretons de Warroc et les Francs. Notre historien dit : "
usque ad Cornutum vicum, jusqu'au bourg de Cornuz
1".
Il y avait donc en cet endroit un village, un bourg, un
vicus, suivant l'expression romaine dont les conquérants se servaient pour désigner une importante agglomération en dehors des villes.
A partir du VIe siècle les rédacteurs d'actes religieux et civils, les copistes, qui écrivaient en latin, employèrent l'expression de Grégoire de Tours :
ad vicum, qui Cornutus dicitur 2 : jusqu'au bourg appelé Cornut. Lorsque le langage populaire imposa sa forme on traduisit par Cornuz :
in parrochia de Cornuz 3, dans la paroisse de Cornuz. Cette dernière orthographe est la notation ordinaire en français de
tz par z. Parfois les copistes varièrent au sujet de la consonne finale. Dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale le même texte que nous venons de citer est écrit :
in parrochia de Cornut. C'est une copie
4 -
Willelnus de Tellé dedit decimam suam de Cornud 5 - Une Ville appelée
Bourc-Cornu 6. Ces variantes sont l'oeuvre de copistes au moins distraits. Elles n'infirment en rien la vraie forme étymologique qui est Cornuz.
Au XVIe siècle s'introduisit l'usage plus fréquent de rédiger les actes publiques en langue vulgaire plutôt qu'en latin. Les scribes écrivirent les noms de lieux d'après les sons qui frappaient leurs oreilles ; on ne tint compte que le phonétique ; de là tant de variantes orthographiques. La forme des noms ne fut officiellement fixée qu'à la Révolution, mais que de monstruosités elle a légalement cristallisées !
Une des plus extraordinaires est celle qui nous occupe en ce moment. Comment Cornuz est-il devenu Corps-Nuds ?
Le premier exemple date de 1397. Un notaire dresse l'acte d'un aveu d'Amaury de Fontenay, il écrit
Corpsnuz 7. En 1426 une légère variante s'introduisit dans le manuscrit de la reformation des feux de l'évêché, on trouve :
Corsnuz.
A la suite, les recteurs, les greffiers, tous les hommes de loi écriront invariablement
Corpsnuz. En 1516 l'auteur du Pouillé manuscrit du diocèse de Rennes, devant mettre en latin les textes français qu'il as sous les yeux, traduira :
Recteur de Corps nuz par
Rector de Corporibus nudis. Une seule exception à cet accord général se manifeste à la fin du XVIe siècle : le greffier de la seignerie du Désert, plus avisé que ses prédécesseurs, rend à Cornuz sa vraie forme.
Mais Cornuz n'en a pas fini avec les tortures qu'on lui fera subir. Au XVIIe et au XVIIIe siècle on lui en infligera des nouvelles ; l'une de ces dernières prévaudra officiellement. Les notaires et les recteurs ayant remarqué qu'il y avait une dentale dans le
corpora nuda du Pouillé de Tours voulurent la maintenir en français, d'où les formes suivantes :
Corps nudz,
Corpnud,
Corps nuds 8. La Révolution consacra officiellement l'introduction de ce parasite et maintenant on trouve partout en tête des actes civils et religieux, sur le frontispice de la gare et dans tous les almanachs la forme bizarre de Corps-Nuds. Si le secrétaire de la mairie avait la fantaisie de rendre au nom de la commune sa véritable orthographe il serait passible d'une amende.
Tout de même si j'avais l'honneur de détenir une part du pouvoir à Corps-Nuds je m'efforcerais de faire restituer au nom de ma commune sa véritable orthographe.
Peut-on supposer que le Cornutus de Grégoire de Tours n'était pas la plus ancienne forme du nom de Cornuz, et qu'au lieu de conserver le nom du propriétaire d'un fundus gallo-romain il se rattache au nom de la peuplade gauloise, bien connue, des Carnutes ?
Il est possible en effet ceux-ci, comme les Bituriges (Cubes et Vivisques), comme les Volques (Tectosages et Arécomiques) aient eu plusieurs établissements en Gaule outre le territoire bien connu qu'ils occupaient dans le Chartrain. On trouve en effet un
pagus carnutenus dans une inscription gallo-romaine à Rennes et conservée aujourd'hui au musée archéologique de cette ville. C'est l'accomplissement d'un voeu fait au dieu Mars de la Vilaine. Lucius Campanius Priscus et son fils Virilis, prêtres de Rome et d'Auguste lui érigent une statue à leur frais après en avoir obtenu l'autorisation du conseil des décurions de la cité des
Redones,. Ils associent à leur voeu de la maison divine de l'empereur et le pays des Carnutes qui est évidemment le leur. Tous les détails de ce texte semblent prouver qu'ils ne sont pas étrangers à la région. Ce prêtre est riche, propriétaire de grands domaines ; il appartient à une illustre famille, la gens campania, dans laquelle, lui, gaulois d'origine, s'est fait admettre comme beaucoup de ses contemporains flatteurs du pouvoir existant. Il cite avec honneur son pays d'origine qui n'est pas évidemment celui des Carnutes de Beauce. Comment serait-il venu de si loin solliciter un décret du Sénat de la cité des Redones pour élever un statue au dieu Mars de la Vilaine inconnu sur le plateau beauceron
9.
Que
Carnutes eût donné
Cornuz au lieu de
Carnuz sous l'influence d'une étymologie populaire, il n'y a pas lieu de nous en étonner, le celtique
carno- correspondant au latin
cornu-. La présence d'un village de Chartres non loin de Cornuz fortifierait encore cette hypothèse. Chartres et Cornuz constituerait un doublet répondant à
Carnutes comme Brioude, Brivé, répondent à
Brivate ; Candes, Condé, à
Condate ; Arles, Arlet, à
Arelate 10.
En tout cas, il me semble suffisamment démontré que l'orthographe actuelle de
Corps-Nuds est dénuée de sens ; la véritable est
Cornuz. Ce nom, qui ne manque ni d'histoire, ni de gloire, mériterait de revivre dans son beau vêtement ancestral et de remplacer l'expression hybride qui affuble cette belle localité bretonne.
1 Grégoire de Tours. Historia Francorum, I. V, XXX. - Certains textes portent :
Cornutius vicus ; c'est une faute de copiste ; d'ailleurs l'introduction de cet
i n'infirme en rien notre thèses. Nous écrirons désormais :
Cornuz, qui est la véritable orthographe.
2 Aimoni monachi Floriacensis : de gestis francorum, I. III, XXVIII : dans Bouquet, 3, 80.
3 Arch. dép. d'Ille-et-Villaine, fonds de la Borderie, titres de Vitré : pièce originale de 1241.
4 Bibl. nat., ms. fr. 22319, fol. 171.
5 Ibid., fol. 209, XIIIe siècle.
6 Chronique de Saint-Denis, I. III, X ; Bouquet, 111, 224.
7 Arch. dép. de la Loire-Atlantique, B. 2117.
8 Arch. dép. de la Loire-Inférieure, B. 2117."
9 Corpus inscriptionum latinarum, XIII. 3150 : in honorem | domus divinae | et pagi Carnute | ni Marti Vicinno | L. Campanius Priscus | et Virilis fil. sacer|dotes Romae et Aug. | statuam cum suis or|namentis de suo posu|erunt L(ocus) D(atus) Ex D(ecreto) S(enatus). Cf. J. Loth,
Annales de Bretagne, t. XII, p. 266-270.
10 Notes de M. Dottin.
Abbé BOSSARD - Annales De Bretagne, XXX (1915), p. 469-472