La richesse du vocabulaire breton provient en partie de sa double filiation à la fois celtique et romane. Parfois, deux mots issus de ces deux sources différentes peuvent être de sens voisins et entrer en concurrence. Le cas de
bleuñ face à
fleur particulièrement intéressant comme illustration des mécanismes de pénétration des emprunts français dans le vocabulaire breton. En effet, dans certains parlers, le vieux mot celtique
bleuñ s'est spécialisé et désigne surtout les fleurs des arbres et des arbustes. Ainsi, à Cléden,
fleur (attesté en breton en 1633) est devenu le nom des fleurs en général tandis qu'un autre mot roman :
bouked a le sens de bouquet, de fleur des champs et est présent dans certains noms d'espèces :
Med pé welè-hè ar fleur 'tond ba'n ne(ve)-amzer vis(e) gwraet boukidi-hañw doc'h an dra-s(e)Mais quand ils voyaient venir les fleurs au printemps, on appelait cela des pâqueretteshttps://brezhoneg-digor.blogspot.fr/2016/07/teurch-arskol-ha-paw-bran.htmlLe vocalisme de
fleur, adapté du français moderne, montre que cet emprunt est plus récent que
flour (doux) et que
flourdilis (fleur de lis) au vocalisme plus archaïque et attesté dès 1499.
La floraison des arbres, les chatons, est quant à elle toujours désignée par le mot celtique
bleuñ :
An dra-se, ba komañsamant an ne(ve)-amzer, 'benn tàè ar bleuñ ba'r, doc'h an dra-s(e) vis(e) gwraet ar bissi(gou)-mareñw. Surtoud deus, deus ar c'hraoñ-kel(v)o ha deus an haleg, ar bojennadou-haleg, ar re-s(e) ree bleuñ ha chatoñiou-hir. Cela, au début du printemps, quand venaient les fleurs dedans, on les appelait les chatons. Surtout aux, aux noisetiers et aux saules, aux buissons de saule, ils faisaient des fleurs et de longs chatons.https://brezhoneg-digor.blogspot.fr/2016/10/erro-e-ar-mae-bar-gwe.htmlBleuñ et
bleud (la farine) semble avoir été des paronymes en vieux breton (respectivement
bloduu et
blot) et en gaulois : l'ancien Blatomagus, Blond en Limousin, était bien plus probablement le marché à la farine que le marché aux fleurs. On a pu expliquer l'expression
fleur de farine par l'influence du gaulois.
Je pense qu'on pourrait parler de
francisation sentimentale pour la substitution de
bleuñ par
fleur. En raison de la valeur d'ornements délicats qui leur est attachée, de leur importance dans l'imaginaire amoureux, le vieux nom des fleurs a été remplacé par un mot venu de la langue française, porteuse d'une culture plus raffinée. On peut mettre en parallèle cette francisation avec certaines expressions du vocabulaire amoureux comme
o(be)r lakour,
o(be)r lamour :
faire l'amour au sens ancien de
faire la cour. Sur le site de Dastum, j'ai entendu une bretonnante chanter des chansons sentimentales en français où
faire l'amour avait ce vieux sens ; c'est sans doute par ce biais que ce type d'expression a pénétré en breton. L'expression de même sens
o(be)r ar les était déjà, selon Francis Gourvil, une traduction directe du français.
On peut remarquer que jusque pour la floraison des arbres, le mot
bleuñ est concurrencé par un mot roman :
E(rr)o é ar mae ba'r gwe, ba'r c'hraoñ-kel(v)oLes chatons (litt.
le mai)
sont arrivé dans les arbres, dans les noisettiersOn peut à nouveau parler de francisation sentimentale pour cette expression liée à la tradition d'offrir
un mai : un bouquet ou une branche d'arbre fleurie pour le premier jour de mai.
Ce qui paraît confirmer mon hypothèse sur ce mécanisme de francisation, c'est qu'on observe quelque chose de très semblable en gascon. Sur les
cartes de l'ALF, le vieux mot gascon
hlou ou
eslou est relégué dans les Pyrénées tandis que le gascon de la plaine a
flou : un mot refait sur le languedocien. Dans
L'amiguét, une chanson sentimentale de l'Albret, on trouve même
flurs : un mot refait sur le français. Il est intéressant de comparer avec d'autre cartes de l'ALF qui illustrent le traitement que fait subir le gascon au FL- initial latin. Sur la carte "flamme", le vieux mot gascon
hlamo ou
eslamo est présent hors des Pyrénées : en Béarn de la plaine, dans la Lande et jusque dans le Gers. Sur la carte "fléau", objet emblématique des vieilles cultures paysannes autarciques, le mot
hlayet ou
eslayet couvre presque toute la Gascogne et
flajet ne touche que les marges garonnaises. Il est donc raisonnable de chercher dans l'imaginaire poétique qui entoure la fleur la cause de la plus grande perméabilité de ce mot aux innovations linguistiques venues d'ailleurs, et ce dans plusieurs langues de France.
On observe des phénomènes voisins jusque dans de grandes langues nationales. Ainsi, on a parfois supposé que l'anglais
flirt était tiré du français
fleurette et comme le gascon, le castillan est plus fidèle à son génie propre quand il s'agit de nommer la flamme (
llama) que la fleur (
flor).