"Un mot encore sur les noms propres en -o du Morbihan.
"Ayant appris que la légende des noms propres à terminaison -o, d'origine prétendue espagnole, avait encore des adeptes à Lorient où se tenait, cette année, le Congrès national de géographie ; je suis allé y faire une conférence sur ce sujet, au mois d'août dernier. J'étais loin de m'attendre à la trouver aussi répandue et aussi fortement enracinée qu'elle m'est apparue dès mon arrivée à Lorient. Le soir même, j'avais sur ce point une très vive discussion avec un homme cependant fort cultivé d'esprit. Au moment de prendre la parole, je faisais la connaissance d'un officier de marine des plus distingués qui m'affirma s'être fait regarder de travers pour n'avoir pas pris au sérieux l'origine espagnol d'une partie des gens de Groix.
Enfin, sur le programme officiel des excursions du Congrès, on appelait l'attention des membres sur l'origine ibérique de ces braves pêcheurs. Je n'ai pas eu de peine à montrer que cette théorie ne reposait sur rien et que les noms en -o, sur lesquels on s'appuyait, étaient parfaitement bretons. Quant au fait que nos paysans bretons comptent encore par réaux, il prouve simplement leur esprit de conservation ou de routine ; la numération par réaux a été très répandue en France au XVIe siècle. Il en est encore question dans Brantôme. Le mot était devenu français et il figure à ce titre dans le dictionnaire de Littré. "Et les bruns des côtes, qu'en faites-vous me disait-on - Je n'en fais rien : qu'ils continuent et si cette teinte les gêne, ils n'ont qu'à s'adresser à la chimie ou à la parfumerie ; cette science et cet art ont fait dans ce siècle d'étonnants progrès. Et puis il y a des bruns en grand nombre en Bretagne, un peu partout. D'où viennent-ils ? Je n'en sais rien. Ils peuvent être Celtes ou remonter même à l'âge de pierre, cela ne fait rien à la question. Quant à savoir si les troupes espagnoles n'ont pas laissé derrière eux quelques rejetons inédits, c'est une question oiseuse : Is pater est quem nuptiœ demonstrant."
Il y a eu un mot de la fin. Le soir même de cette mémorable conférence, je me promenais avec des partisans fort ébranlés et des adversaires fort résolus de l'origine espagnole. Tout à coup, vint se poster devant nous un mendiant, d'aspect très robuste et très brun. "Tiens, s'écrie un de mes amis, en s'adressant à un partisan, voilà sûrement un de tes Espagnols : il est brun, il doit avoir un nom en -o et il ne travaille pas : c'est un hidalgo !"
Je renvoie nos lecteurs, pour l'origine des noms en -o du Morbihan, aux Annales de Bretagne, t. VIII, n°1, p. 130.
J'y ajouterai quelques mots. Pendant un séjour d'une dizaine de jours à l'Ile-aux-Moines, autre centre espagnol, j'ai relevé les noms propres et les noms de lieux du cadastre. Inutile de dire que je n'ai pas trouvé la moindre trace espagnol. Mais, en comparant la prononciation avec l'écriture, j'ai pu me convaincre que la terminaison -o recouvrait, sous son uniformité, des formes d'origine plus diverses que je l'avais supposé.
Il y a d'abord -o prononcé œẅ (à peu près eu français ü consonne, son analogue à celui de hu- dans huissier, transcrit dans les livres vannetais pas -hue). Cet -o est, ou un pluriel (nom. sing. vieux celtique de la déclinaison en -u : Ex. breut jugement, nom. sing. brātŭ-s, nom. plur. brātόv-ĕs), ou une terminaison adjective qui peut être d'origine différente : c'est ainsi que dans Jarno et (Jarnou), la forme vieille bretonne (IX-Xe siècle) est Jarnoe ; Magado, gallois Magadwy, Carado, gallois Caradwy seraient à la même époque Macatoe, Caratoe ; la terminaison galloise -adwy, très usitée encore, a le sens du français -able. Parfois -o représente la terminaison française -eau : Bertho = français Bertheau. En général, les noms français en -aut, -aud se prononce simplement -ọ et non œẅ : Ex. Picaut se prononce Picọ : Berrigaud, Berrigọ .
L'écriture -o remplace aussi -aẅ. Ainsi, un nom qui a échappé aux espagnolisateurs et qui les eût fait pâmer d'aise, Bosco, se prononce Boscaẅ. C'est un nom d'homme tiré d'un nom de lieu : Boscaw est pour Bot-scaw, bouquet, touffe de sureaux ; c'est le nom bien connu de la Cornouaille anglaise Boscawen.
Dans l'intérieur du Morbihan, -o a la même valeur. Il en a même une de plus en bas-vannetais ; -o, dans ce pays se prononce -aw, en général, mais certain -o = ęo. Ainsi, le nom de village qu'on prononce en français Trehonlǫ, écrit plutôt Trehonleau, se prononce Trehōlęẅ.
La légende que je combats, persistera-t-elle ? Evidemment. Elle aura quelques partisans acharnés, justement parce qu'elle manque de fondements ; ils n'ont pas de raisons à opposer ; ils ont mieux : la foi (Credo quia absurdum)."
Joseph Loth - Annales de Bretagne, t. XII - n°1 - Novembre 1896
Is pater est quem nuptiœ demonstrant = Le père est réputé être le mari de la mère.
Credo quia absurdum = Je le crois parce que c'est absurde.
ę = ɛ
ọ = o
ǫ = ɔ
ẅ = ɥ