Bonjour à tous.
Cette question fait souvent débat entre les chercheurs, qu'ils soient linguistes ou historien.
Voici un article trouvé en 1984, dans :
Linguistique picarde : article signé de J. Devleeschouver, maître de recherches du F.N.R.S de Bruxelles.
"Comme en 1980, nous tenons à démontrer par l'exemple les possibilités offertes par la recherche et l'étude systématiques des doublets toponymiques. A cet effet, nous avons choisi les noms, mal expliqués jusqu'à présent, de deux chefs-lieux de canton de la Somme situés bien au S. du territoire traité dans «Doublets picards» : Poix et Picquigny. L'étymologie de Poix, en particulier, peut sembler un véritable casse-tête à qui considère les anciennes graphies citées pêle-mêle par A. THIERRY, Recueil des monuments inédits de l'histoire du Tiers Etat, 1e série, III, p. 633 («Piceium, Picium, Piceium, Poxium, Pisae, Castrum Piciasense, villa de Poez») et par l'abbé DELGOVE dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, 3e série, V (1 876), p. 289 («en français : Poi, Pois, Poys, Poie, Poix, et en latin : Pikoium, Poxium, Pisceium, Piscetum, Pecium, Picceium, Peium, Poium, Pisce, Castrum de Pisce, vel de Piscibus, etc., mais plus ordinairement Piceium et Picum»). Vérifions d'abord les plus anciennes attestations des deux localités !
Poix-de-Picardie, sur la Poix ou Rivière de Poix : 1030 Galtero Tyrello, domino de Piceio, Mém. Soc. Antiqu. Pic., 3e série, V (1876), p. 296-97; ...; 1105-06 (probablement copie ancienne de l'original) altare de Fraisnet ( = Fresnoy-au-Val [ à 8 1/2 km au N.-E. ]), quod adjacet Castro Piceio, Bibliothèque de l'Ecole des chartes, XC (1929), p. 45; 1118 (or. d'authenticité contestée) ecclesia que in honore beati Dyonisii martyris apud piceium castrum habetur, Mém. Soc. Antiqu. Pic., VI ( 1843), p. 1 52; ...; 1131 Aluricus de Poiz, Gallia Christiana, X, Instrumenta, col. 305; 11 35 (or.) Picis et Pontisariae. dives oppidanus ... Gualterius de Pice ... Hugonem de Pice, A. LE PRÉVOST, ORDERICI VITALIS ... Historiae Ecclesiasticae. libri tredecim, IV, p. 86, 87, 91; 1144-64 (or.) Poiz, M. GYSSELING, Toponymisch Woordenboek..., p. 801; ...; 1147 (or.) Adam de Picheio, J. RAMACKERS, Papsturkunden in Frankreich, 2e série, IV, p. 147; manuscrit de ±1155 Poiz, GYSSELING, loc. cit. — Le cours d'eau qui arrose Poix, originaire de Souplicourt et assez souvent considéré comme un affluent gauche de la Selle, est selon J. GARNIER, Mém. Soc. Antiqu. Pic., 3e série, IV (1 878), p. 222, nommé la Selle à Souplicourt, les appellations Rivière de Poix et Poix n'étant d'après lui attestées resp. que depuis le XVIIIe et le XIXe s. — Dérivé : 1170-83 (c. début du XIIIe s.) les Boloigneis e les Pohiers / avreiz, A. HOLDEN, Le Roman de Rou, de WACE, II, p. 1 69, vers 7655-56 [«Les habitants de Poix ont reçu dès longtemps le nom de Pohiers ou Poihiers, ... , et ce nom a été étendu, sur un assez grand espace de terrain, aux populations des villages occupant d'une part les limites de l'Amiénois et de l'autre les limites du Ponthieu», THIERRY, loc. cit.]; ...; sans date Item .xviii. sextiers pohiers de blé au terraige de Vinacourt. Item .xviii. sextiers pohiers d'avoine audit terraige, F. GODEFROY, Dictionnaire de l'ancienne langue française, VI, p. 245.
Picquigny, sur la Somme, à 22 km au N.-E. de Poix : peu après 1015 (3 copies du XIe s. [dont la 1e est datée dans les Monumenta Germaniae historica, Scriptorum tomus IV, p. 94, du début du XIIe]) Pinchiniacum, J. LAIR, De moribus et actis pri-morum Normanniae ducum auctore DUDONE, p. 207; 1066 (c.) Pinconii pares ...in Castro Pinconii, Gallia Christiana, X, Instrumenta, col. 290; ms. 1e moitié du XIIe s. Pinchenni, GYSSELING, op. cit., p. 795; 1120 Pinconium, Mém. Soc. Antiqu. Pic., 3e série, IV (1878), p. 151; ...; 1139 (or.) Pinconii (gén.), GYSSELING, loc. cit.; ...; 1200-25 (c. XVe s.) Pikini... Pinkini, Monumenta Germaniae historica, Scriptorum tomus XXI, p. 515, 547; ...; 1303 (contre-sceau du chapitre S. Martini Pinguiensis) Pingoin, Mém. Soc. Antiqu. Pic., 3e série, IV (1878), p. 153.
Poix est désigné dans les plus anciens documents médiévaux par deux noms différents, quoique manifestement apparentés : d'une part Poiz, identique pour la forme à l'a. fr. poiz «poix» issu du lat. picem ace., et d'ailleurs latinisé en *Pix, gén. Picis; d'autre part Piceium, écrit parfois avec -ch-, latinisation d'une forme romane qui ne semble pas attestée. Comme rien n'indique la présence d'une sonore devant -eium, ce groupe doit représenter une finale issue de *-iacum. Le vocalisme de Poiz excluant un i originaire, le nom latinisé tant bien que mal en Piceium serait actuellement *Péchy ou, sous forme francisée, *Pécy. Ce toponyme, qui a disparu dès le moyen âge, a été interprété à l'époque franque comme étant le rom. — ou issu du rom. — *piciacum, collectif (!) du lat. pix «poix», et traduit en germanique occidental par pikunnju, instrumental (?) - locatif d'un collectif (formé avec le même suffixe que l'a. h. all. mistun ou mistunnea «tas de fumier») de * pik «poix» (a. angl. pic et a. sax. pik «id.», a. fris, pik-tunne «tonneau à poix»), terme emprunté au latin. Le nom germanique a servi dès l'abord à désigner une nouvelle ferme fondée à 22 km au N.-E. de Poix, ferme qui est à l'origine de Picquigny. Romanisé en *Pincon(n)jo — que latinise Pinconium —, il a dû l'être après le passage roman de i à e et l'allongement roman des voyelles brèves en syllabe ouverte (ce qui explique l'anticipation de la nasale, destinée, comme dans Cantaing, à fermer la première syllabe), mais avant la complète disparition des voyelles finales romanes autres que -a, c.-à-d. entre le VIe et le VIIIe siècles. La graphie Pingoin pour *Pincoin semble due au désir de rapprocher le toponyme de l'adjectif latin médiéval Pinguiensis «de Picquigny», manifestement tiré du lat. pinguis (avec i initial ?) «gras». Dès avant l'époque capétienne, le nom romanisé a été parfois, sous l'influence de toponymes voisins, allongé au moyen du suffixe -acum (cp. l'all. Bastnach «Bastogne»), et l'évolution de ce nouveau nom, d'aspect plus roman, a fini par évincer complètement celle de l'autre. Le premier n a disparu par dissimilation, et l'ancien o médial est normalement devenu a, puis i, devant la syllabe accentuée commençant par [n].
Si, eu égard à sa traduction germanique, le nom en *-iacum de Poix existait déjà à l'époque mérovingienne, son nom sans *-iacum a dû exister dès l'époque romaine. C'est de lui, en effet, qu'a été dérivé, avant l'assibilation de son c originaire, le rom. *Picarius, dont l'accusatif Picarium a abouti à l'a. fr. pohier «de Poix ou de son pays», Pohier «habitant de Poix ou de son pays», l'h étant dû à l'influence d'anthroponymes tels que Lohier «Lothaire». Ce nom sans se retrouve d'ailleurs — toujours comme toponyme proprement dit — dans d'autres départements, où il est attesté dès avant le XIIIe siècle dans la Marne (2) et le Nord (3). Comme le fr. poix, il doit provenir du lat. picem, accusatif de pix «id.», qui, en toponymie, se sera employé métaphoriquement au sens de «bourbe». Le nom en *-iacum de Poix-de-Picardie s'explique comme celui de Picquigny, mais sans qu'il ait, comme lui, réussi à l'emporter sur son rival. La Poix doit son appellation actuelle, qui semble relativement récente, à la ville qu'elle arrose; jadis, elle aura été considérée comme une branche de la Selle, ainsi qu'en témoigne son nom local à Souplicourt.
On peut soupçonner le fr. Picard «habitant de la Picardie» (4) de provenir d'un a. bas-francique pikard, dérivé (a même suffixe péjoratif que le néerl. rijkaard «richard», suffixe assez tôt emprunté au roman, qui l'avait tiré d'anthroponymes germaniques) de * pik «poix» et résultant d'une traduction erronée et dépréciative d'une forme évoluée du rom. * Picarius «habitant du pays de Poix», comprise comme celle du rom. *picarius «faiseur ou marchand de poix» (esp. peguero) : cette traduction serait postérieure au passage de i à e et du [k] intervocalique à [g] en roman ainsi qu'à l'emprunt du rom. *-ard(-) par le bas-francique, mais antérieure à l'allongement de l'i tonique libre en e dans cette langue, et pourrait avoir été occasionnée par l'expansion du marquisat de Flandre vers le S.-O. au Xe siècle; le m. néerl. Picaert «Picard» devrait son i (auquel s'oppose l'e du m. néerl. peken «poisser») à l'influence de la forme romanisée.
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La question de savoir qui se chargera de la recherche et de l'étude des doublets toponymiques en France ne se pose pas uniquement pour le S. du domaine picard, mais aussi pour d'autres régions, notamment pour les domaines dialectaux champenois et lorrain, et en particulier pour l'ancien pays burgonde, où l'on a relevé et étudié de nombreux noms en *-ing- (alors que de pareils noms font presque entièrement défaut dans la zone picarde où abondent les doublets), mais assez peu d'autres ternes germaniques. Ces derniers y sont-ils réellement aussi rares, ou beaucoup, provenant de traductions erronées, n'ont-t-ils pas été remarqués jusqu'ici ? Nous avons constaté incidemment la présence de doublets en Suisse romande. Mais existe-t-il, dans le S.-E. de la Gaule romane, une aire de doublets semblable à celle que nous avons délimitée dans le domaine dialectal picard ? L'avenir nous l'apprendra.
J. DEVLEESCHOUWER, Maître de recherches du F.N.R.S, (Bruxelles).
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J'ai intégré cet article dans une page spéciale ouverte sur Poix de Picardie.
JCE